Summary: | Au sein du débat contemporain sur les théories de la justice, les philosophes se posent de plus en plus la question de la particularisation des principes du juste dans des terrains autrement plus complexes que ceux qu’envisage John Rawls, où « toutes choses sont égales par ailleurs ». A cet égard, un nouveau domaine d’application encore peu exploré se présente dans le cadre des transitions démocratiques : quelle forme de justice doit être mise en œuvre dans ces situations extrêmes, pour répondre à des conflits identitaires ou « ethniques » semblables à ces « guerres des dieux » que le libéralisme était précisément né pour combattre ? Cette « justice transitionnelle », ainsi déjà nommée dans les cercles d’experts, comprend des dimensions à la fois rétributive, reconstructive et économique, et tend à s’apparenter à une théorie générale du juste. Ce travail entend questionner ce point de vue afin de déterminer dans quelle mesure le « cas extrême » des sociétés « post-conflit » peut constituer un « test » empirique pour certaines de nos intuitions bien fondées concernant la justice politique en général. Une tension structurelle semble en effet exister entre la « fin » de la justice transitionnelle et les moyens qu’elle emploie. Car la notion même de transition suppose une certaine téléologie : les sociétés transitent toujours « vers » quelque chose, et cet horizon politique, dans le monde de l’après-Guerre Froide où la justice transitionnelle est née, se voit toujours rapporté à une forme de démocratie libérale. Pourtant, au niveau de ses moyens, la justice transitionnelle contredit souvent cet objectif, en ayant recours à des outils et à des concepts qui remettent en question certains fondements bien pensés du libéralisme : moralisation du droit, défense des libertés positives, holisme social, sentimentalisation de la sphère publique, visée thérapeutique ou encore conception « épaisse » et substantielle de la réconciliation, semblent tous faire pencher la justice transitionnelle davantage vers une forme de perfectionnisme politique et moral que vers un libéralisme entièrement procédural et neutre. Il s’agira donc ici de comprendre dans quelle mesure ce « détour » par les situations de l’après-violence, à travers une démarche fortement applicative puisqu’elle nous confrontera à la réalité de six terrains différents (Ex-Yougoslavie, Ouganda, Rwanda, Allemagne de l’Est, Afrique du Sud, Timor Oriental), nous invite à reformuler et à infléchir certaines de nos intuitions relatives à la justice politique libérale. La notion de « capabilités », entendue comme moyen d’autonomiser les victimes de la violence, nous permettra notamment de penser les modalités de la réintroduction d’une certaine finalité éthique que le libéralisme politique traditionnel avait évacuée. Confrontée en effet à des traumatismes et à des pathologies sociales de l’ampleur de celles que nous rencontrerons, il semble en effet que l’organisation politique et sociale ait besoin d’une conception un peu plus « épaisse », plus substantielle, de ce qui constitue la morale et l’humanité de l’homme – conception que le libéralisme strictement procédural de Rawls ne semble pas pouvoir nous fournir. === Within the contemporary debate on theories of justice, philosophers are increasingly debating the possibilities of applying these principles of justice to different situations from those envisioned by John Rawls, where “all other things are equal”. A new, unexplored, field of application is therefore emerging in the form of democratic transitions: what kind of justice should be applied in extreme situations to address “war of the gods” type of identity or "ethnic" conflicts, which were precisely those that liberalism was born to overcome? This “transitional justice”, as experts have already called it, includes retributive, restorative and economic aspects, and is often construed as forming a new general theory of justice. In this paper we would like to challenge this point of view and determine to what extent the “extreme case” of post-conflict societies forms a sort of empirical test for our intuitions with regard to political justice in general. Indeed, there appears to be a structural contradiction between the ends of transitional justice and the means used to achieve it. The very notion of transition implies a kind of teleology: we always transit “towards” something, and in the post-Cold War era in which transitional justice was born, the political horizon was always some form of liberal democracy. However, the means used by transitional justice often contradict this objective, with the use of tools and concepts that counter some of the fundamental principles of political liberalism. For instance, we might name the confusion between law and morality, the defense of positive freedom, a form of social holism, a “sentimentalization” of the public sphere, a therapeutic interpretation of rights, or a “thick”, substantial, conception of reconciliation - all of which seem to lead transitional justice more towards some form of political and moral perfectionism rather than to an entirely neutral and procedural form of liberalism. In this thesis therefore, we will attempt to understand to what extent the application of transitional justice to post-conflict societies (using a quasi-experimental methodology that will entail six different case studies: ex-Yugoslavia, Uganda, Rwanda, East Germany, South Africa and Timor Leste), could lead us to redefine and modify some of our strongest intuitions dealing with liberal political justice. The notion of capability, understood as a means of empowering victims of violence, will lead us to consider ways of reintroducing a certain ethical purpose to those “ends”, which political liberalism, in its traditional form, has abandoned. Faced with extreme forms of trauma and social pathologies, it seems that political and social organization needs a “thicker”, more substantial, conception of morality and of what constitutes mankind's humanity – one that Rawls’ strictly procedural liberalism cannot provide.
|