Summary: | L’objectif de cette thèse est d’élucider l’intention, la pertinence et la cohérence de l’appropriation par Heidegger des concepts principaux de la philosophie pratique aristotélicienne dans ses premiers cours. Notre analyse portera principalement sur les notions clefs d’energeia et de phronēsis. La première section de la thèse est préparatoire : elle est consacrée à une analyse étroite des textes pertinents de l’Éthique à Nicomaque, mais aussi de la Métaphysique, en discussion avec d’autres commentateurs modernes. Cette analyse jette les fondations philologiques nécessaires en vue d’aborder les audacieuses interprétations de Heidegger sur une base plus ferme. La deuxième et principale section consiste en une discussion de l’appropriation ontologique de l’Éthique à Nicomaque que Heidegger entreprend de 1922 à 1924, à partir des textes publiés jusqu’à ce jour et en portant une attention spéciale à Métaphysique IX.
Le résultat principal de la première section est un aperçu du caractère central de l’energeia pour le projet d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque et, plus spécifiquement, pour sa compréhension de la praxis, qui dans son sens original s’avère être un mode d’être des êtres humains. Notre analyse reconnaît trois traits essentiels de l’energeia et de la praxis, deux desquels provenant de l’élucidation aristotélicienne de l’energeia dans Métaphysique IX 6, à savoir son immédiateté et sa continuité : energeia exprime l’être comme un « accomplissement immédiat mais inachevé ». L’irréductibilité, troisième trait de l’energeia et de la praxis, résulte pour sa part de l’application de la structure de l’energeia à la caractérisation de la praxis dans l’Éthique à Nicomaque, et du contraste de la praxis avec la poiēsis et la theōria. Ces trois caractéristiques impliquent que la vérité pratique ― la vérité de la praxis, ce qui est l’ « objet » de la phronēsis ― ne peut être à proprement parler possédée et ainsi transmise : plus qu’un savoir, elle se révèle surtout comme quelque chose que nous sommes. C’est ce caractère unique de la vérité pratique qui a attiré Heidegger vers Aristote au début des années 1920.
La deuxième section, consacrée aux textes de Heidegger, commence par la reconstruction de quelques-uns des pas qui l’ont conduit jusqu’à Aristote pour le développement de son propre projet philosophique, pour sa part caractérisé par une profonde, bien qu’énigmatique combinaison d’ontologie et de phénoménologie. La légitimité et la faisabilité de l’appropriation clairement ontologique de l’Éthique à Nicomaque par Heidegger est aussi traitée, sur la base des résultats de la première section.
L’analyse de ces textes met en lumière la pénétrante opposition établie par Heidegger entre la phronēsis et l’energeia dans son programmatique Natorp Bericht en 1922, une perspective qui diverge fortement des résultats de notre lecture philologique d’Aristote dans la première section. Cette opposition est maintenue dans nos deux sources principales ― le cours du semestre d’hiver 1924-25 Platon: Sophistes, et le cours du semestre d’été 1924 Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie. Le commentaire que Heidegger fait du texte d’Aristote est suivi de près dans cette section: des concepts tels que energeia, entelecheia, telos, physis ou hexis ― qui trouvent leur caractérisation ontologique dans la Métaphysique ou la Physique ― doivent être examinés afin de suivre l’argument de Heidegger et d’en évaluer la solidité. L’hypothèse de Heidegger depuis 1922 ― à savoir que l’ontologie aristotélicienne n’est pas à la hauteur des aperçus de ses plus pénétrantes descriptions phénoménologiques ― résulte en un conflit opposant phronēsis et sophia qui divise l’être en deux sphères irréconciliables qui auraient pour effet selon Heidegger de plonger les efforts ontologiques aristotéliciens dans une impasse. Or, cette conclusion de Heidegger est construite à partir d’une interprétation particulière de l’energeia qui laisse de côté d’une manière décisive son aspect performatif, pourtant l’un des traits essentiels de l’energeia telle qu’Aristote l’a conçue. Le fait que dans les années 1930 Heidegger ait lui-même retrouvé cet aspect de l’energeia nous fournit des raisons plus fortes de mettre en doute le supposé conflit entre ontologie et phénoménologie chez Aristote, ce qui peut aboutir à une nouvelle formulation du projet heideggérien. === The purpose of this thesis is to sort out the intent, the philosophical relevance and the consistency of Heidegger’s appropriation of the basic tenets of Aristotle’s practical philosophy in his early lecture courses. Our analysis will focus mainly on the key notions of energeia and phronēsis. The first preparatory section of the thesis is devoted to a close analysis of Aristotle’s relevant texts of the Nicomachean Ethics, but also of the Metaphysics, in discussion with other modern commentators. This lays the philological groundwork which will enable us to engage Heidegger’s challenging interpretations on a more secure footing. The second and main section discusses Heidegger’s ontological appropriation of Aristotle’s Nicomachean Ethics from 1922 to 1924 on the basis of the texts so far published, and with a special attention to Metaphysics IX.
The main result of section I is an insight into the central character of energeia for Aristotle’s project in the Nicomachean Ethics and, more specifically, for his understanding of praxis, which in its genuinely original sense turns out to be a way of being of human beings. Our analysis recognizes three essential traits to energeia and praxis, two of which stemming from the analysis of Aristotle’s own elucidation of energeia in Metaphysics IX 6, namely immediacy and continuity: energeia expresses being as an ‘immediate unfinished fulfillment’. Irreducibility, the third trait of energeia and praxis, results from applying the structure of energeia to the characterization of praxis in the Nicomachean Ethics, and from contrasting it with poiēsis and theōria. These three features entail that practical truth―the truth of praxis, the ‘object’ of phronēsis―cannot be properly possessed and thus transferred: more than something we know, it is something we are. It is this special character of practical truth that primarily attracted Heidegger to Aristotle in the early 1920s.
Section II, devoted to Heidegger’s texts, starts by reconstructing some of the intellectual steps that led him to resort to Aristotle for the development of his own philosophical project, characterized by a profound, yet intriguing intermingling of ontology and phenomenology. The legitimacy and feasibility of Heidegger’s pointedly ontological appropriation of the Nicomachean Ethics is also discussed, on the basis of the results of section I.
The analysis of these texts is characterized by the sharp opposition set by Heidegger between phronēsis and energeia in his 1922 programmatic Natorp Bericht, a perspective that strongly diverges from the results of our philological reading of Aristotle in section I. The assessment of this opposition is maintained throughout the discussion of the two main sources―the 1924-25 winter course Platon: Sophistes, and the 1924 summer course Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie. Heidegger’s direct commentary of Aristotle’s text is followed closely in this section: concepts such as energeia, entelecheia, telos, physis and hexis―which find their ontological characterization in the Metaphysics or Physics―need to be scrutinized in order to follow Heidegger’s argument and to assess its soundness. Heidegger’s hypothesis from 1922―namely, that Aristotle’s ontology does not fit the insights of his more penetrating phenomenological descriptions―eventually culminates in a clash between phronēsis and sophia which divides being into two irreconcilable spheres and brings Aristotle’s ontological efforts to a dead end. Yet, this conclusion of Heidegger is built upon a specific interpretation of energeia that critically leaves in the shade its performative side, one of its essential traits as Aristotle conceived it. The fact that in the 30s Heidegger himself comes to see this side of energeia provides us with stronger grounds to question the supposed conflict between ontology and phenomenology in Aristotle, which can result in a new formulation of the Heideggerian project.
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