Summary: | L'invention de l'identité propose une lecture en miroir de deux oeuvres signées respectivement Romain Gary et Emile Ajar, Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable (1975) et La Vie devant soi (1975). Rédigées en concomitance et publiées la même année, ces deux oeuvres ont suscité des réactions tout à fait opposées, la première étant perçue par la critique comme le lancement de la serviette d'un écrivain en fin de parcours, la deuxième comme le second roman d'un jeune écrivain au style génial et rafraîchissant. Jusqu'à la mort de Romain Gary, le public et la critique ont ignoré qu'ils distinguaient de cette façon deux écrits d'un même auteur, Emile Ajar étant resté dans l'ombre jusqu'à ce que Gary décide de donner corps et visage à son invention en la personne de son neveu Paul Pavlowitch. La supercherie a causé des remous sans précédent dans l'histoire littéraire et convoque directement la question de l'identité motivant notre recherche qui, elle, se demande si Gary a vraiment réussi à être un autre sous la plume d'Ajar.
Cette question implique nécessairement de circonscrire ce qui fait la particularité d'une écriture. Pour en aborder le plan conscient, il est indiqué de convoquer les principales théories stylistiques afin de bien conceptualiser le fait de style. Considéré comme la signature d'une manière de faire d'un individu, c'est le fait de style qui sert de point de référence pour comparer les faits discursifs. En empruntant aussi à Charles Mauron la première étape de sa méthode d'analyse psychocritique, notre premier chapitre s'intéresse essentiellement à faire apparaître des réseaux d'associations ainsi que des groupements d'images particuliers et communs aux deux textes.
L'écriture et le style d'un individu ne se bornant pas aux opérations conscientes, le second chapitre de notre recherche concentre son attention sur l'ordre de l'inconscient, en ayant pour objectif de se rapprocher davantage de l'identité de l'écriture de Gary/Ajar. Ce passage de l'ordre conscient à l'ordre inconscient s'amorce en adoptant la démarche d'analyse psycholinguistique de Luce Irigaray, qui propose une approche de grammaire de renonciation. Considérant que tout acte de parole s'effectue dans l'espace d'une dialectique sujet-objet adoptant une position penchant du côté de l'une ou l'autre des deux grandes névroses, l'hystérique et l'obsessionnelle, la méthode d'Irigaray nous permet de cerner quel type d'énonciation est privilégié dans les textes à l'étude. Cette étape s'avère essentielle puisqu'elle nous indique comment le sujet écrivant appréhende le monde et comment il se perçoit. Opposées en apparence, les énonciations des deux textes ont en fait une même structure psychique : obsessionnelle, mais parasitée d'un fantasme hystérique.
Ainsi, ayant repéré la structure psychique de la parole du sujet écrivant, nous sommes en mesure de revenir en force et mieux armée à la méthode de Mauron : la superposition d'extraits qui posent problème met en évidence les structures révélées par la comparaison des oeuvres. En substance, nous y découvrons un scénario commun obsédant ayant toutes les chances d'être inconscient. Ce scénario souligne que la blessure narcissique du sujet est une entrave aux relations objectales. Apparemment habité d'un fort désir d'aller vers l'autre, le sujet semble obéir à un besoin compulsif de mettre fin à toute relation impliquant un attachement affectif réciproque, et ce pour des motifs qui s'affichent altruistes mais s'avèrent finalement plutôt masochistes. Tout bien considéré, la rupture se révèle être le moyen de mettre fin à l'angoisse que suscite la peur de l'abandon.
Enfin, la synthèse de notre analyse nous amène à constater que, en ce qui concerne Romain Gary, la vraie question devrait peut-être davantage viser à interroger sa capacité à être lui-même que sa capacité à être autre.
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