Summary: | Ce mémoire est une «création sur les voix» à partir de la théorie de la plurivocalité de Mikhail Bakhtine. Il se veut en quelque sorte un essaim de "divisions" que nous nommerons "fragmentations". L'objectif premier est de créer une unité à partir de tous ces fragments qui tendront à se réunifier en raison même de leur morcellement.
La théorie de la "plurivocalité" de Bakhtine fut le point de départ de la création et elle l'appuie dans sa partie technique. C'est dans son livre la Poétique de Dostoïevski publié en Russie en 1963 que Mikhaïl Bakhtine a parlé pour la première fois de termes à signification "polyphonique". A partir de l'oeuvre de ce grand romancier russe, il a découvert que l'auteur ne livre pas essentiellement ses idées, mais aussi celles d'une société, que sa voix se transforme en centaines d'autres et arrive à faire parler les désirs, les opinions, les haines et les amours de ses semblables.
Retenant les principes et la vision de l'esthétique de Bakhtine, la construction de ce roman a pour but de "travailler" cette théorie, mais... en exagérant sciemment le point de vue de Bakhtine pour mieux l'illustrer.
Le texte de création se décompose en plusieurs parties. Dans chacune de celles-ci, on présente une personne qui se trouve en compagnie de son psychothérapeute. Il y a 15 chapitres pour 13 clients et 16 personnages. Chacun assume une part de la narration et parle au "je", ce qui introduit autant de narrateurs que de personnages. Par rapport au texte, nous nous trouvons dans la même position que le psychothérapeute et, encore davantage, dans celle d'un analyste qui, muet et à l'écoute, assiste à l'événement discursif qui se déroule sous son regard. L'analysant "perçoit" sa présence et n'en tient compte qu'en tant que "présence".
Si le psychothérapeute et l'analyste travaillent à partir de la parole et de la voix, l'auteur travaille sur du texte qui est une autre forme de langage. La parole de l'analysant est là comme naissance du "je" et l'écriture comme naissance des "je" des personnages de «Lomora», «Pachoizi», «Lettrangé»,
«+ ou -», «Mirage», «Ah, rrr... régner!», «Découzu», «Wazo», «Tanas», «Divag-too», «Sam-a», «Big-bang», «Deucencat».
Dans ce roman, tous les noms ont été choisis en fonction de critères bien particuliers (exemple: Tanas qui est une anagramme de Satan), y compris celui du psychothérapeute "Yves Plante" - "ive": bugle à fleur jaune, petit if, anagramme de vie, et "plante", mot qui connote également la vie (végétale).
Outre les "voix" humaines, d'autres "voix" silencieuses s'intègrent intimement à ces monologues ou dialogues; les plantes et les animaux ont aussi leur langage et chacun a pour eux des affections ou des aversions selon les connaissances qu'il en a. On peut encore ajouter les objets, les vêtements, les bijoux, les gestes, les mimiques, les tics, les bégaiements, tout ce qui se rapporte au corps et qui "parle" aussi à sa façon. Il y a donc surmultiplication de voix, non plus seulement celles qu'on entend, mais celles qui résonnent, qui créent résonance.
Par contre, on ne participe qu'à une seule de toutes les rencontres que ces clients ont avec leur thérapeute, sauf en ce qui concerne «Lettrangé» qu'on suit à trois reprises. Nous ne voyons que des fragments de l'histoire de vie de chacun et pas nécessairement le fondement des problèmes qui les font se présenter à un psychologue. Les séances ont lieu l'été, l'automne, le printemps ou l'hiver sans aucune suite chronologique et sans ordre temporel autre que la durée approximative d'une rencontre de ce genre; le présent est le temps dans lequel vivent tous les personnages, car il s'agit du moment où ils énoncent leur pensée. Certaines de celles-ci sont divulguées par la parole, d'autres sont passées en monologue ou en dialogue intérieur. Chacun des personnages a une manière propre de s'exprimer et l'écriture fait état de cette particularité dans la façon de rapporter leurs paroles: quelques-uns ont un langage châtié, d'autres utilisent un discours courant, etc.
Bien que se situant toujours entre les quatre murs d'un bureau, les lieux peuvent paraître dissemblables d'un patient à l'autre. Quant au thérapeute, il peut être vu comme étant différent, selon les perceptions individuelles des clients, ces êtres fragmentés qui essaient de construire leur unité à partir de leur propre morcellement en tant que sujets. L'auteur impliqué se situe comme auteur en certains endroits, et se fractionne en un accompagnant/lecteur considéré soit comme un lecteur impliqué, soit comme le comparse d'une sorte de "personnage invisible qui se glisse un peu où il le décide" sans que personne d'autre que l'accompagnant ou le lecteur ne fasse attention à lui, sauf dans «Deucencat» où la patiente semble "percevoir" leur présence.
L'intertextualité permet de faire pénétrer le plurilinguisme et la plurivocalité dans le roman tout en continuant de fonctionner par fragmentation. Tous les chapitres de la création comportent au moins un exergue, parfois davantage. Certaines parties des textes sont travaillées un peu comme Ulysse de James Joyce; «+ ou -» ranime Phèdre et la flamme de son amour interdit en même temps qu'une série de proverbes connus; «Bigbang» a une tendance à faire des retours sur le texte, à la manière d'Alain Robbe-Grillet dans la Talousie; «Tanas» utilise des parties du discours de Hegel dans sa Philosophie de l'esprit et de Cicéron dans De Amicitia; «Wazo» fait de même avec le poème de Jacques Prévert Pour faire le portrait d'un oiseau; «Mirage» puise dans les fables de La Fontaine, les poèmes de Cari Gustav Jung et Bob Dylan; quant à «Lettrangé» dont le rôle est d'unifier l'ensemble, il est construit à la manière du programme informatique Eliza et fait référence à tout auteur ou à tout sujet qui peut avoir un lien quelconque avec le tissage du texte ou avec les interventions qui en ont fourni les fils.
Pour conserver à la fragmentation une plus grande diversité, la présentation physique est différente pour chacune des séances et ainsi en est-il également pour les caractères des lettres. Il importe également de revenir sur le fait que ce mémoire comporte deux parties - l'une théorique et l'une de création - qui s'intègrent pour se présenter en une oeuvre unique. Cela est un autre aspect de la fragmentation dans le texte et fait jouer l'ensemble avec une force nouvelle.
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