Ponction féodale et société rurale en Allemagne du sud (XIe-XVIe siècles). Essai sur la fonction des transactions monétaires dans les économies non capitalistes
Notre thèse a pour objet de reprendre la question des modifications fondamentales que l'historiographie s'accorde à repérer, dans l'espace allemand, au XIIe siècle, et que l'on peut résumer comme le passage du système domanial au système seigneurial. S'interroger sur une tra...
Main Author: | |
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Language: | FRE |
Published: |
Université Marc Bloch - Strasbourg II
2004
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Online Access: | http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00939306 http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/93/93/06/PDF/PDF_unique.pdf |
Summary: | Notre thèse a pour objet de reprendre la question des modifications fondamentales que l'historiographie s'accorde à repérer, dans l'espace allemand, au XIIe siècle, et que l'on peut résumer comme le passage du système domanial au système seigneurial. S'interroger sur une transformation n'étant possible que si l'on est en mesure de définir les états de départ et d'arrivée du processus, parce qu'ils déterminent ce dernier (ses causes comme ses formes), l'enquête se devait nécessairement d'être chronologiquement plus large - elle a, en l'occurrence, porté sur les XIe-XVIe siècles. Si l'extrême rareté de la documentation pour la période domaniale nous a contraint à traiter un vaste espace méta-régional (l'ensemble de la moitié sud des contrées germanophones), la multiplication des sources pour la période seigneuriale rendait au contraire nécessaire une limitation du champ géographique de l'investigation, qui est toutefois restée d'un niveau macro puisqu'elle s'est portée sur une région entière, la Franconie, perçue à travers le prisme de la ville qui l'organisait, Nuremberg. Pour la période domaniale, nous avons conservé l'idée, communément admise, d'un système de domination fondé sur les " corvées ", mais l'étude sémantique précise du vocabulaire des sources nous a amené à remanier profondément cette notion. En effet, le travail (en tant qu'entité nettement séparée aussi bien de ses conditions que de son résultat) n'était ni une catégorie des sources, ni, tout simplement, une catégorie qu'il eût été alors possible de penser, parce que la distinction du produire d'avec son produit ne peut être opérée dans une société où le rapport entre production et consommation est direct, et non pas médiatisé par l'échange. Dès lors, la notion de prélèvement en travail par opposition à un prélèvement en nature et en monnaie, et donc la notion de corvées, ne nous ont plus semblé pouvoir être pertinentes - ce qui apparaissait confirmé par le fait que le vocabulaire des sources opérait un regroupement des dus structuré non par cette tripartition (purement historiographique) du prélèvement, mais par la notion unificatrice de servitium, qui couvrait aussi bien les réquisitions d'activité que les cens en céréales ou les redevances en argent. Le seul point commun entre ces différentes formes de prélèvement qui fût susceptible d'expliquer leur subsomption dans cette catégorie englobante de servitium, réside dans les formes de déplacement qu'elles impliquent, soit des déplacements longs et répétés vers le maître pour lui livrer ce qui lui est dû. Or ces déplacements sont particulièrement importants dans le cas des réquisitions en activité puisque celles-ci sont généralement dues trois fois par semaine (tandis que les cens et redevances ne sont exigibles qu'à quelques termes dans l'année) sur une curia domaniale éloignée des résidences des dépendants en raison de la dispersion qui caractérise les structures du peuplement avant l'encellulement. Ainsi les réquisitions en activité étaient-elles logiquement la forme préférentielle du servitium puisqu'elles assuraient paradigmatiquement la réalisation des déplacements qui étaient au cœur de ce dernier, en tant que manifestation de la domination. La disparition du système domanial correspond donc au quasi-effacement de telles réquisitions, qui n'ont plus d'existence que symbolique (elles ne sont plus exigées que trois jours par an) - c'est-à-dire qu'elles deviennent des corvées, avec toute la charge d'humiliation que recèle ce terme, et qui ne valait nullement pour un servitium qui était au contraire idéologiquement valorisé (puisque le même terme désignait aussi bien le service féodal et le service divin). Cette disparition des réquisitions en activité n'a été que partiellement compensée par l'accroissement du prélèvement en nature et en monnaie, d'où l'idée classique selon laquelle la seigneurie rentière de la fin du Moyen Âge, retirée de la production, serait par là-même bien plus faible que le grand domaine qui l'avait précédée. Il nous semble toutefois erroné de ne considérer, parmi les éléments qui assurent la domination économique seigneuriale, que les différents prélèvements, dans la mesure où ce serait supposer que ce qui était désigné par le discours indigène comme le fondement même de la seigneurie, assurait bien, et assurait seul, cette fonction. En effet, une telle supposition reviendrait à ignorer le rôle joué par l'idéologie pour masquer les mécanismes effectifs de la domination au sein d'une société, et ainsi en empêcher la contestation. L'analyse économétrique d'une série de prix frumentaires nurembergeois des XVe-XVIe siècles, par les phénomènes paradoxaux qu'elle a dégagés, nous a amené à émettre l'hypothèse que la ponction1 s'opérait en fait par le biais des transactions sur les denrées, et que donc le prélèvement n'en était que le masque - aussi bien que la condition. Cette série présente en effet deux caractéristiques saillantes : d'une part, au niveau intra-annuel, la complète absence de tout phénomène de soudure (c'est-à-dire d'augmentation progressive des prix d'une récolte à l'autre), en lieu et place duquel on découvre un maximum des prix de milieu d'année agricole (soit en plein hiver) ; d'autre part, au niveau inter-annuel, l'existence d'une répartition des prix contradictoire avec la loi statistique dite " normale " (ou de Gauss) en raison et de la concentration des valeurs vers les prix les plus bas, et de l'existence de prix très élevés (distribution dite log-normale). Ces deux phénomènes peuvent être analysés comme la conséquence d'un contrôle des transactions frumentaires par un petit nombre d'agents, qui leur permet aussi bien (au niveau intra-annuel) de provoquer une augmentation des prix sans rapport avec des difficultés réelles d'approvisionnement (puisque les maxima ne sont nullement atteints au moment de la soudure) que (au niveau inter-annuel) d'empêcher que les prix ne passent en dessous d'un prix plancher (d'où la concentration d'occurrences au niveau de ce prix plancher et la dissymétrie de la distribution, puisqu'au contraire rien n'est fait pour limiter les hausses de prix). Ces agents qui contrôlent les transactions frumentaires à leur profit sont les seigneurs, maîtres des stocks grâce aux versements en nature de leurs tenanciers - et cette maîtrise leur permet de faire porter une ponction également sur ceux qui sont libres du lien seigneurial, soit les citadins, qui sont les acheteurs de ces denrées artificiellement renchéries. La ponction, donc, ne passe directement ni par la production ni par la consommation, mais par la mise en rapport des deux, c'est-à-dire par la circulation. Ainsi, alors que dans le système domanial la domination était assurée par les rapports de production (en tant que les réquisitions d'activité était une manière d'organiser la production), désormais elle passe par les rapports de circulation. Production et consommation ne sont dès lors plus, dans le système seigneurial, que les conditions d'une domination assurée par les transactions monétaires, qui prennent de ce fait un rôle central. Ceci ne signifie cependant nullement - contrairement à ce que suppose toute une historiographie, aussi bien marxiste que néo-classique, de la transition du féodalisme au capitalisme - que la fin du Moyen Âge connaîtrait un fonctionnement de type proto-capitaliste. En effet, d'une part, si la ponction passe désormais par le biais de la valeur d'échange et non plus de la valeur d'usage, par la monnaie et non plus directement par les produits, cependant elle ne prend pas (comme dans le système capitaliste) la forme d'une survaleur, c'est-à-dire de l'écart entre deux valeurs d'échange, mais naît de la transformation d'une valeur d'usage (celle des produits versés par des tenanciers auto-consommateurs) en une valeur d'échange (celle de la vente de ces produits par les seigneurs aux citadins). D'autre part, alors que dans le système capitaliste les transactions monétaires ont pour fonction d'organiser l'ensemble des mécanismes économiques en assurant l'allocation et des moyens de production et des moyens de consommation en fonction de l'offre et de la demande, dans le système seigneurial par contre les transactions monétaires n'ont pour fonction que d'assurer la ponction dans la mesure où pour l'essentiel et la production et la consommation restent centrées sur la valeur d'usage, qui guide les pratiques de tenanciers auto-suffisants. Ainsi le développement des transactions monétaires à la fin du Moyen Âge, loin d'annoncer le fonctionnement capitaliste, a-t-il pour origine un prélèvement fondé sur une contrainte extra-économique, et pour fonction d'assurer une ponction. Il ne représente donc qu'une réorganisation du système féodal, réorganisation qui lui confère une plus grande efficacité en rendant la ponction invisible aux agents puisqu'elle ne s'opère plus directement par le biais du prélèvement. La conclusion de notre thèse peut donc s'énoncer de la façon suivante : la translation du système domanial au système seigneurial est passage d'une domination fondée sur le contrôle de la circulation (forcée) des hommes dans l'espace, qui permet le contrôle de la production et qui passe par les produits, à une domination fondée sur le contrôle de la circulation (forcée) des objets entre les hommes, qui permet le contrôle de la consommation et qui passe par la valeur monétaire. |
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